Émergence du soi
L’art lave notre âme de la poussière du quotidien.
— Pablo Picasso
Sous les surfaces texturées des toiles de Luis Fernando Suárez, un bruissement sourd et lointain se fait entendre. Une vibration invisible d’énergie qui fait ondoyer la toile.
Dès le début, sa présence était palpable, car bien qu’issu d’un milieu où l’art ne pouvait qu’être un rêve, Suárez a maintenant fait de ce rêve une réalité à l’occasion d’une présentation majeure de son œuvre.
Natif de Bogota, au cœur des Andes de la Colombie, il a emporté avec lui, en émigrant au Canada, les couleurs et les images de sa patrie. Graphiste reconnu, Suárez n’a suivi aucune formation artistique, ce qui n’a nullement entravé l’expression de son talent. Et au moment de concrétiser sa vision intérieure, irrépressible et implacable, il agit à la fois avec courage et désinvolture.
L’irrésistible physicalité de ses toiles reste incontournable, car aucun autre lexique visuel ne permet d’exprimer une telle accumulation d’émotions et de sensations.
Incroyablement tactiles, ses toiles sont l’aboutissement d’un processus créatif laborieux où l’artiste travaille à même le sol, en utilisant essentiellement ses mains. Il mélange lui-même un composé pour cloison qu’il applique sur le canevas avant d’y additionner des pigments. Une telle méthode rappelle le matiérisme ou pintura matérica de l’artiste espagnol Antoni Tàpies, de même que les empâtements épais, la marque de fabrique propre à Nicolas de Staël. Dans l’univers pictural de Suárez dominé par la matière, crêtes et plis, crevasses et fissures modèlent un étrange paysage imaginaire.
Suárez trouve son expression dans les craquelures et les rides qui façonnent le relief de ses peintures. Selon lui, elles dissimulent un mystère à la fois artistique et humain. Ses abstractions énigmatiques et embryonnaires évoquent des formations géologiques parfois délavées, des muraux qui s’écaillent estompés par le temps, des compositions qui semblent poursuivre leur parcours silencieux au-delà de l’intervention du peintre. Suárez interrompt son travail à l’intuition, pour laisser l’espace se réorganiser subtilement sous l’impulsion de sa propre poussée. Cette approche, qui se récuse elle-même, n’est que partiellement inconsciente. Suárez demande au spectateur de sentir et de ressentir et, en soi, cette intention aiguillonne son intervention créatrice. Lorsqu’il se lance dans un tableau, les réminiscences affluent, et les parfums et les couleurs de la savane colombienne se fraient un chemin dans un paysage oblique où les vastes étendues de teintes foncées sont soulignées d’une touche de rouge marquant « l’horizon » sombre, suintant des craquelures comme du sang. Cette analogie n’est pas complètement saugrenue, car il arrive souvent que l’artiste se coupe sur les crêtes aiguës de ses surfaces texturées.
La palette sobre ajoute à cette sensation de nature et de terre, de réalité qui émerge d’une expulsion lente des contraintes de la matière.
Si une toile ressemble à une formation naturelle, une autre évoque un symbole géant de la Chine ancienne, érodé par le temps, à peine visible sous l’épaisse couche de techniques mixtes. Elle ondule sous une gaine dorée, mouvante et changeante sous le regard.
Suárez travaille surtout en grand format et le tableau aux tons ocres, tout juste mentionné, mesure 72 x 56 pouces. Pourtant, chacun de ses tableaux semble invariablement déborder de ses confins, comme une sorte de fragment excisé d’un paysage géant.
C’est le cas de cette composition paisible en deux tons, pratiquement monochrome, qui évoque une rivière traversant des montagnes vert pâle. Cette économie de formes et de couleurs revêt une certaine élégance mais, bien vite, de nombreux détails commencent à affleurer, altérant la lecture de l’œuvre.
Lorsqu’il entame le processus de création, guidé par l’instinct, Suárez n’aborde pas la composition avec des notions préconçues et il y met fin aussi intuitivement qu’il l’a commencé. Le résultat est alors aussi convaincant qu’intrigant, car le spectateur reste entièrement seul lors de la lecture du tableau. La réponse sous forme de conseil est simple : au lieu d’essayer de déchiffrer l’image, il convient de la ressentir et de la laisser jouer sur l’imagination et, peut-être, la mémoire, parce que finalement, chaque œuvre d’art évoque un souvenir.
Une telle évocation passe par les sens, pas par l’intellect. Par conséquent, le besoin qu’a Suárez d’une communion tactile avec son art lui permet d’atteindre sa propre psyché, de faire émerger le Soi profond, en faisant resurgir les souvenirs de Colombie pour leur trouver une place dans le paysage canadien, dramatiquement différent. Il y parvient par l’entremise de ses toiles, car chacune d’elle constitue une découverte, alors que des épaisseurs s’accumulent, tandis que d’autres s’évanouissent. Les révélations s’avèrent complètement inédites et, en même temps, instantanément reconnaissables grâce à la réponse émotionnelle de l’artiste devant l’œuvre achevée.
Les tableaux en technique mixte de Luis Fernando Suárez s’inscrivent dans la tradition de l’art informel, en conservant toutefois une originalité unique, issue d’un sens fondamental de l’expression picturale associée à une vision profondément personnelle et résolument audacieuse. La créativité demande du courage comme le disait le grand maître Henri Matisse et, de toute évidence, Suárez n’en manque pas.
Dorota Kozinska