Leopold Plotek , au passé et au présent

                Depuis quelque trente années que je suis son oeuvre, j’ai vu Leopold Plotek passer par des périodes où le degré d’abstraction et de référence était plus marqué par rapport à d’autres, puis explorer les possibilités de narrations arcanes, s’isoler dans des métaphores pour créer de nouvelles familles de tableaux dont chacune paraissait dotée d’un magnétisme encore plus puissant, tout en étant un peu plus étrange et, souvent, un peu plus provocatrice que la précédente dans la recherche d’un degré plus intense d’expression. Par exemple, il m’avait semblé à l’époque que les oeuvres présentées dans une exposition tenue à la fin de l’année 1989 comptaient parmi les plus difficiles et les plus incisives qu’il avait produites à ce jour, et presque tous les groupes de tableaux que j’avais vus, dans son atelier ou dans des galeries, avaient provoqué des réactions semblables. On aurait parfois tendance à croire que Plotek s’est donné pour mission de provoquer les spectateurs, peut-être même de tester notre acuité visuelle et intellectuelle en nous mettant en présence de son remarquable intellect, sondant chaque fois plus profondément les mystères de l’art du présent et du passé qui l’intriguent le plus, tout en concrétisant, de façon purement visuelle, les effets d’observations, de lectures et de réflexions englobant toute une existence. Il va sans dire que Plotek se remet en question, encore, toujours.

                Dès la première époque, les oeuvres de Plotek ont établi l’immense talent du jeune peintre et, lorsque l’on y pense, elles ont auguré nombre des préoccupations qui allaient revenir le hanter. Ses tableaux aux généreuses nuances de la fin des années 1970, essentiellement géométriques sans toutefois être euclidiens, comportaient des zones à la fois nettes et discrètes de troublantes couleurs chaudes. Rappelant des éléments architecturaux ou, à tout le moins, des structures rationnelles, leur composition suggérait, sans vraiment les représenter littéralement, des seuils, des arcades, ou le mouvement de la lumière dans l’ouverture d’une porte. Les tableaux de la décennie suivante, dont la richesse et la complexité allaient sans cesse croissant, exprimaient néanmoins des obsessions semblables. Par exemple, dans des tableaux de la fin des années 1980, une forme haute et svelte comme une tour s’élance, sombre et éclatante, vers le ciel; des formes recourbées évoquent les arcades des rues de Bologne; une ombre vaguement figurative observe, tapie dans un coin; mais ces oeuvres relevaient essentiellement de l’art abstrait. Plotek reconnaissait ces associations, se déclarant souvent surpris de découvrir après le fait que la configuration qu’il avait obligée à prendre corps sur la toile répéterait parfois, à son insu, des espaces et des lieux qui lui semblaient particulièrement chargés de sens.

                Depuis lors, la peinture de Plotek est graduellement devenue plus variée et plus expressive; par conséquent, les différences entre les mouvements amples au pinceau et les traits plus fins sont devenues d’importants véhicules de sens. Par ailleurs, l’artiste n’a jamais abandonné l’échelle expansive, l’étrange évocation de lieux, ni l’impression simultanée de grands espaces et de surface peinte mate caractéristiques de ses premières oeuvres. De même, il est resté fidèle aux couleurs sombres et versatiles et aux surfaces brisées qui semblent lui être propres, mais qui évoquent aussi des associations avec de grands maîtres. Les lieux auxquels Plotek fait allusion se réclament plus d’un paysage intérieur que d’un environnement externe par la propriété flexible d’endroits qui peuplent des souvenirs ou des rêves. Il est difficile de se situer dans ces tableaux : l’espace est instable, l’avant-plan et l’arrière-plan se déplacent. Figures, gestes, narrations entières s’approprient en douce l’espace de la toile, rarement de manière explicite. Des protagonistes passablement reconnaissables apparaissent parfois dans les drames indéfinissables de Plotek et, à d’autres moments, la présence humaine semble hanter le tableau plutôt que de l’habiter franchement. Nous nous soumettons au magnétisme de ces toiles qui nous attire avec ce sentiment vivace qui miroite devant nous la possibilité de percer le sens de la représentation complexe dont nous sommes témoins, et nous oblige également à respecter une certaine distance et à considérer ces oeuvres comme des objets indépendants.

                Il serait hors de propos de tenter de qualifier les oeuvres récentes de Plotek d’abstraites ou même de vaguement figuratives. Elles sont les deux à la fois, définissant peut-être un nouveau genre d’expression picturale, hors catégorie, comme les montées les plus abruptes à bicyclette, ou comme le sculpteur David Smith a réalisé le rêve de sa vie dans ses meilleures constructions polychromes, alors qu’il se proposait d’allier la peinture à la sculpture en ce qu’il a désigné comme « une nouvelle forme d’art qui surpasserait l’une ou l’autre composante ». Plotek explore une zone trouble entre la limpidité et l’ambiguïté, entre l’autonomie et l’illusion. Son intention comporte des risques élevés, mais lorsqu’il réussit le mieux, et cela lui arrive souvent, il produit des images frappantes et bouleversantes, où des strates ambiguës qui recèlent des significations associatives exigent et récompensent à la fois une attention soutenue, provoquant notre intellect et nos émotions d’une même intensité.

                De la première époque jusqu’à présent, les titres de Plotek ont évoqué une myriade de références comme l’Antiquité, les Écritures, la mythologie, des moments noirs vécus par les Juifs au cours de l’Histoire, la littérature de divers pays, Artie Shaw — liste éclectique qui accompagne la vaste gamme d’allusions picturales de ses tableaux. De toute évidence, Plotek aspire au drame, au sérieux et à la sensualité de la Renaissance vénitienne et du haut Baroque, aspirations que l’on associe généralement de nos jours à l’ironie et à l’appropriation postmoderniste. Mais il ne cite pas textuellement ni n’actualise des compositions historiques. Au contraire, il tend à réinventer, ou même, simplement à inventer dans son propre langage ambigu les qualités de l’art du passé qu’il admire. De l’art suprême, il retient essentiellement les débuts du modernisme et donne au « Grand style » un tour nettement contemporain, prenant en même temps le risque de laisser s’imposer des connotations plus coutumières, parfois éprouvantes, que l’on pourrait à l’occasion associer au non-art. Il semble embrasser le Cinquecento, le Seicento — il connaît très bien l’Italie — et les années résolument glorieuses de l’abstraction à l’époque de l’art moderne avec un même enthousiasme, sans nostalgie ni cynisme, mais son oeuvre se situe, sans équivoque, dans le temps présent.

                Il s’agit, heureusement, d’un art qui déjoue les tendances : il n’est pas cynique, ne prétend pas s’approprier quoi que ce soit, ni même une histoire. Il se fonde sur l’expressivité, le sentiment et la pensée en termes purement visuels et picturaux qui ne sont pas nécessairement arbitraires. Un critique torontois grincheux, reconnu pour être réfractaire à la nouveauté, a un jour demandé si nous avions besoin de l’expression artistique de Plotek dans la sphère des arts visuels. Il est impossible de répondre autrement que par l’affirmative : ses tableaux intelligents qui nous interpellent comptent parmi les meilleurs de notre époque.

 

Karen Wilkin