Figure de la nouvelle peinture chinoise

     Les visages représentés par Nie JianBing semble touchés par une grâce un peu énigmatique. Ils paraissent flotter, vouloir se détacher du support pictural. L'artiste emploie des couleurs plutôt claires qui soulignent le registre ludique de ses portraits, dessinés d'un pinceau délicat. En effet, ceux-ci possèdent une qualité iconique qui leur confère une aura proche du Pop art. Les personnages tracés appartiennent au domaine légendaire de l'histoire chinoise du vingtième siècle (Mao, madame Tchang Käi-Chek), comme ils peuvent s'inspirer du panthéon populaire de la culture américaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, telle cette image canonique de Marilyn Monroe. D'autres toiles offrent des interprétations de visages  peints par Botticelli, Léonard de Vinci, Le Caravage ou Fouquet. Ces icônes ironiques, qui défient les mots, évoquent aussi la qualité gracile des poupées de la fin de l'Ancien Régime français.

     Un réseau de lignes superposées aux portraits, telles des coordonnées mathématiques, simule les " noeuds énergétiques" de l'acupuncture. Accompagné d'une fine écriture chinoise, le système d'orthonormés ajoute un aspect conceptuel à cette iconographie personnelle.

     Cette exposition de la galerie Han représente une première dans l'histoire artistique montréalaise. Elle signale clairement un courant désormais influent de l'art mondial. Nie JianBing, natif de NanKin et formé en Chine et en France, s'inscrit de plain-pied dans la vague d'art contemporain chinois d'après 1985, art post réaliste socialiste, post maoïste, qui a valeur d'art post-moderne dans le contexte chinois. Cette peinture décorative et conceptuelle est aussi marquée par la douceur de tempérament de Nie, qui le place aux antipodes d'un Yang Shaobin, version chinoise d'un Francis Bacon. Yang est le champion d'un existentialisme violent, d'images humaines en décomposition graphique.

     Dans l'ample courant qui caractérise la nouvelle peinture chinoise, l'on décèle  une dialectique entre "jolies" images, ayant un puissant cachet décoratif, et un autre type d'art dont le référent est formé par la cruauté, le dégoût et la destruction. Après le cycle historique maoïste, souvent marqué par une extrême violence, la nouvelle peinture peut revêtir un rôle cathartique, faute de coupure claire dans la continuité historique du régime politique en Chine. A l'opposé de ce drame esthétique, Nie développe le matériau historique au moyen d'allusion raffinées, avec une touche de mystère : référence à travers l'acupuncture à un immémoriales dans l'histoire chinoise.

     La qualité yin, polarité dialectique de la pensée chinoise, est présente dans le  portrait Song Meiling, épouse de Tchang Kaï-Chek, adversaire de Mao et président de Taïwan. Ce portrait, qui évoque une étrange poupée mécanique, est empreint des vertus yin: calme, douceur, ouverture émotionnelle. La complexité du signe caractérise ce portrait, mais également une certaine simplicité à la "première"  lecture, dans la tradition esthétique de l'art chinoise.

     Nie JianBing s'inscrit dans la jeune génération des crossover artists qui naviguent entre les influences occidentales et la tradition esthétique taoïste. La synthèse ne relève plus de la gestualité du trait tiré des influence occidentales fauves ou expressionnistes, ni de la cosmologie taoïste, que soutiennent eau, montagne et ciel, en tant que symboles de l'univers physique et psychique. Actuellement, la synthèse relève plutôt d'un ordre conceptuel. Elle englobe des influences occidentales, en particulier américaines. Chez Nie, une série de procédés ironiques inclut la citation de l'art occidental "classé" (tirée, par exemple, des maîtres de la Renaissance italienne), le clin d'oeil à l'objet de série (comme la carte postale), mais aussi une technique picturale enracinée dans le réalisme. Au cours de la période maoïste, les artistes chinois avaient atteint une maîtrise consommée des procédés réalistes – éléments de base du réalisme socialiste. L'on peut également détecter chez Nie JianBing un salut subtil au nouveau style kitsch de la peinture chinoise actuelle, le gaudy art, art clinquant, décoratif, contrepartie d'un consumérisme inédit. La peinture en tire parti, à dose certes homéopathique, que traduit l'aspect lisse et fini de ses tableaux. Il est également possible de percevoir un lien chez Nie JianBing avec le message, voire l'héritage d'un Andy Warhol, producteur d'images ready-made, inspirées de clichés photographiques en série. La référence à l'acupuncture, quant à elle, reflète la tradition chinoise. Le visage de Mao, celui de la Longue Marche de sa jeunesse, est non seulement traversé par les canaux de la théorie de l'acupuncture, mais elle conserve aussi une allure sérielle, qui représente un clin d'oeil de l'artiste à la répétition en dehors de tout contexte idéologique de l'icône de Mao – obsessive référence, lien commun de la peinture chinoise contemporaine.

 

André Seleanu